Sujet : histoire locale du Conquet et histoire maritime d'un point de vue plus général. Mise en ligne de mes dossiers constitués à partir de recherches dans toutes sortes de documents et d'archives depuis 1970. Je demande seulement qu'en cas d'utilisation de tout ou partie d'un dossier, la source en soit citée, et que pour une utilisation commerciale j'en sois informé. JPC
DE LA FIN DU XIXe à la GUERRE 1914-18
LA PÊCHE AU LARGE
Texte complété, extrait de la monographie « Le Conquet, Histoire du Port de Pêche » que j’ai proposée au concours « Patrimoine des côtes et fleuves de France » organisé par le Chasse-Marée, à l’occasion de Brest 96 et qui a obtenu une mention du jury.
Ce chapitre fait suite à celui sur les Paimpolais au Conquet.
L'abandon forcé de la pêche à Sein n'a pas contraint les pêcheurs à désarmer, ils ont simplement déplacé leur champ d'action vers les Pierres-Noires, Molène ou Ouessant. A Ouessant les plus grosses unités séjournent le temps d'une morte-eau et vont livrer langoustes et homards à Argenton, Le Conquet ou Camaret.
LES EXPEDITIONS "LOINTAINES"
ROCHEBONNE :
Camaret en cette fin de siècle est en pleine effervescence. On vient de découvrir que le plateau de Rochebonne regorge de langoustes. Le journal "Le Finistère" s'en fait l'écho :
19 février 1899 -Camaret- ".. une vingtaine de bateaux à viviers se préparent ici pour la pêche de la langouste à Rochebonne. Ces bateaux sont de 15 à 20 tonneaux de jauge, quelques uns vont jusqu'à 25, des bateaux sans pont s'y rendront également, mais ceux-ci courent de grands risque à s'y aventurer..."
22 mars 1899 -Camaret- " les nombreux cotres à viviers construits à Camaret cet hiver arment au fur et à mesure de leur achèvement et partent aussitôt prêts pour Rochebonne. Nous y avons déjà une douzaine de bateaux d'une vingtaine de tonneaux. Il parait que c'est un vrai Pérou! "
Dès l'abandon de Sein, quelques Conquétois se sont délibérément tournés vers les « gros » tonnages : Pierre Marie Le Goaster et Yves Marie Lucas se sont fait construire en 1897 à Camaret "la" Saint-Michel, sloup ponté de 10 tonneaux *. Jean Marie Gendrot a acheté en février 1899 à Camaret le Cosmopolite, grosse unité de 20 tonneaux, d'autres patrons les imiteront un peu plus tard. La tradition orale rapporte que ces Conquétois ont travaillé autour de Rochebonne, livrant leur pêche aux Sables d'Olonne ou à la Rochelle.
*Jean Marie Lucas, né à Ploubazlanec, fils de Jean Louis et de Marie Yvonne Hello, marié à Jeanne Marie Grovel, a été projeté à la mer par la voile du Saint-Michel, dans le Fromveur, le 12 avril 1897. Porté disparu, son corps n’a pas été retrouvé.
Premier plan à gauche, LC 1709, "Confiance en Dieu", armateur Gendrot, commandé par Menguy Jean François.
A gauche second plan, LC 1290 "Saint Michel"
Au centre, la Mouette, gabare des Ponts et Chaussées
BELLE-ILE : Le Cosmopolite a eu l'occasion de faire au moins une saison de pêche à Belle-île, son rôle en porte trace:
28 mai 1900 : Expédié à Belle-Ile, équipage 4, passagers 9 (la famille du patron).
Patron : Jean Marie Gendrot, né à Ploubazlanec en 1852
Matelots : Yves Marie Gendrot, né au Conquet en 1880
Emile Joseph Gendrot, né à Sein en 1885
Le retour au Conquet s'effectue le 20 octobre 1900: équipage 4, passagers 9...
Le langoustier a passé cinq mois sur les lieux de pêche, y retourne-t-il l'année suivante? Aucune certitude. Les femmes et les enfants ont séjourné dans l’île, sans doute « en location ».
Le "Cosmopolite" debout sur ses béquilles, en arrière plan la gabare de Job Causeur, "l'Espérance"
CÔTES ANGLAISES : Quand les Conquétois ont-ils commencé à pêcher la langouste dans les eaux anglaises? Au tout début du siècle certainement. Louis Coudurier écrit dans un ouvrage "De Brest au Conquet par le Tramway Electrique" en 1904: ..."Une industrie qui assure l'existence à bon nombre de pêcheurs du Conquet est la pêche à la langouste qui, depuis quatre ou cinq ans, est pratiquée par eux sur les côtes d'Angleterre, à la belle saison, de Pâques à septembre. Chaque année, le lundi de Pâques, a lieu la bénédiction de la flottille de langoustiers, c'est un spectacle très pittoresque et très touchant auquel les Brestois se rendent en foule. La première année, les Anglais voyaient d'un très mauvais oeil l'arrivée des pêcheurs bretons, bien que ceux-ci se tinssent très rigoureusement à la limite des eaux territoriales. Aujourd'hui, les Anglais sont revenus de leurs prétentions et ils accueillent avec beaucoup d'amabilité nos compatriotes lorsqu'îls sont obligés de relâcher pour se ravitailler. Ils pratiquent la pêche aux casiers garnis avec de poissons pris sur les lieux de pêche : dorades, grondins, lieus. Il leur faut lever ces casiers toutes les deux heures, mais ce qui augmente la tâche, ce qui fatigue le pêcheur au-delà de ce que l'on peut imaginer, c'est la veille constante de jour et de nuit qu'il est obligé de faire pour ne pas être coupé par les grands steamers. Une fois les casiers levés, on place les langoustes dans les bateaux aménagés en viviers. La langouste anglaise a la chair plus fine que la langouste espagnole, elle se vend mieux par conséquent. Chaque campagne moyenne rapporte de 8 à 900F par bateau. .."
Quai du Drellac'h, LC 1709,
"Confiance en Dieu"
Les unités les plus importantes arment de février à octobre, d'autres plus petites et généralement non pontées ne font au large que les marées d'été. Tous les bateaux sont équipés de viviers. A la fin de la grande marée commence la pêche de l'appât, les bateaux vont autour des Pierres Noires, de Sein ou même jusqu'à Penmarc'h pêcher à la ligne les grondins qui seront pour une part conservés vivants dans le vivier. Avant de les remonter à bord, on leur ferme la bouche et on les décroche de l'hameçon sous l'eau pour éviter le gonflement de la vessie natatoire qui les asphyxierait). L'autre part est conservée dans des bailles de bois remplies de sel.
Les grands sloups de la pêche au large attendent la bénédiction du clergé avant le départ de la première campagne de l'année.
Chaque navire a un équipage de quatre ou cinq hommes, un patron, deux ou trois matelots et un mousse. Chaque marin apporte sa douzaine de casiers (six seulement pour le mousse). Les casiers à langoustes sont des cylindres en lattes de châtaignier, confectionnés l'hiver par les marins eux-mêmes. Ils sont longs d'un mètre à un mètre vingt, pour un diamètre de moitié environ. Les deux bases circulaires sont fermées par des filets à grosses mailles laissant un passage oblique pour l'entrée des langoustes attirées par l'appât. L'habitude consistant à utiliser comme boëtte un demi-grondin frais associé à un demi-grondin salé. Les casiers lestés par des pierres, sont mouillés par paires, on leur fixe un orin qui, soutenu par une ou plusieurs bouées de liège (dont une au moins porte un pavillon pour le repérage), permet le relevage.
Les casiers sont remontés et ré-appâtés toutes les deux heures au plus. En fin de marée la pêche est vendue à Argenton, Le Conquet, Camaret, Douarnenez ou même parfois Roscoff ou Cherbourg! Généralement le patron fait d'abord escale au Conquet où sa femme le renseigne sur les cours pratiqués ici ou là.
Une preuve que le Cosmopolite pêchait sur les côtes anglaises.
Vers le 23 juin 1908, le bateau à viviers douarneniste Saint-Louis, en pêche aux grondins pour appâts, a touché sur les Seven Stones dans la brume et a coulé. Les naufragés ont été recueillis par le Cosmopolite qui les a débarqués à Sainte-Mary’s aux Scillies, d’où ils ont été rapatriés à Brest par le dundee Reinder.
En 1903-1904, au regard des rôles et en fonction de leur tonnage, les navires suivants sont aptes à faire la pêche au large :
Deux-Frères, 11,21 tx
Cosmopolite, 20,36 tx
Reine de France, 15,15 tx
Notre-Dame des Flots, 8,64 tx
Confiance en Dieu, 8,48 tx
Etoile de la Mer, 10,36 tx
Saint-Michel, 10,01 tx
Dom-Michel, 17,20 tx
Germaine, 9,03 tx
Ave Maria, 8,64 tx
Sainte-Anne d’Auray, 9,10 tx
DOCUMENT : LA "BASSE à JEAN"
Extrait de : Récits de mon père par François Le Boité.
La scène se passe en 1911 ou 1912, Jean François Le Boité est patron du Vierge de Massabielle, l'été il fait la pêche aux îles Scillies.
La Vierge de Massabielle est un bateaux creux, construit en 1910 par Belbéoc'h, charpentier de marine au Croaé. Jauge 12.16 tonneaux. La pêche aux Scillies dure huit jours, le temps de la morte-eau.
La journée du départ est consacrée aux préparatifs: embarquement des vivres, paniers d'appâts (grondins), cordages, bouées de casiers, casiers (une quarantaine). A mi-marée de flot, en fin d'après-midi, les voiles sont hissées et le bateau, casiers empilés sur le pont, laissant juste le passage nécessaire à la bôme, quitte Le Conquet, cap au nord.
Ce jour de juillet, le temps était beau, la mer belle, le vent favorable. Sortis du Conquet vers 17 heures nos pêcheurs estimaient à 8 noeuds de moyenne, pouvoir mettre en pêche le lendemain matin vers 7 heures.
C'est sans doute ce qui se passa, arrivé près des Scillies dans son "coin" habituel, Le Boité fit préparer les casiers et en fin de jusant mouilla ses premiers paniers.
La marée fut décevante à tel point que le patron décida de rentrer un jour plus tôt.
SUR LE CHEMIN DU RETOUR. Vers deux heures du matin, Jean François Le Boité laisse la barre à son fils et va se reposer sous le tillac.... Son fils n'a que 17 ans mais étudiant à l'école de formation au long-cours de Paimpol et embarqué régulièrement pendant les vacances c'est un marin déjà confirmé.
Vers 5 heures la brume tombe, un matelot prépare la sonde, il lance le plomb, le patron qui est revenu sur le pont s'attend à voir le fil descendre jusqu'à la marque des 90 ou 100 mètres, surprise, le plomb touche vers 50 mètres. Le Boité s'empare du plomb vite remonté, le retourne et constate que des fragments de maërl sont collés au suif. Le cap suivi depuis les Scillies vers Ouessant n'a pas varié, voilà un haut-fonds non marqué sur les cartes. L'instinct pêcheur prend le dessus, les voiles sont affalées, la Vierge de Massabielle met en pêche, juste pour voir...
En quelques heures, au rythme de 6 ou 7 langoustes par casier, le vivier se remplit vite... A regret il faut partir.... Le Boité laisse une ancre avec un pavillon sur "sa basse" puis remet en route.
CRUEL DILEMME : Le Boité sait que les autres langoustiers n'ont pas fait une meilleure marée que lui aux Scillies, alors comment rentrer au Conquet vivier plein, sans être obligé d'avouer sa découverte? Une seule solution filer sur Camaret.
A Camaret, il envoie un télégramme à sa femme pour éviter toute inquiétude puis il vend au mieux sa pêche en prétendant qu'elle n'est pas seulement sienne, mais qu'il amène en fait celle de plusieurs bateaux du Conquet. La morte-eau suivante, nouvelle chance, il retrouve sa bouée, nouveau pactole.
PERTE DES MARQUES: il n'y aura pas de récidive, courants, mauvais temps ou cargo... La bouée n'est plus à sa place au troisième voyage. Sans alignements, impossible de retrouver la "basse", de multiples sondages retardent la route et s'avèrent infructueux...
ESPAGNE ET PORTUGAL: Journal "La Dépêche", mai 1905... " -Camaret- Tentative hardie, trois de nos patrons pêcheurs, Pierre et François Douguet et Pierre Le Garrec se dirigent aujourd'hui vers l'Espagne et le Portugal où ils vont tenter avec leurs bateaux de 15 à 18 tonneaux la pêche à la langouste. Nous avons tenu à signaler cet essai qui se fait pour la première fois..."
Les Camarétois ayant connu quelques bonnes fortunes, quatre patrons conquétois se lancent dans l'aventure en 1910. Ce sera leur seule et unique tentative.
Le Cosmopolite, patron Gendrot et la Reine de France, patron Pierre Marie Le Goaster partent en avril, l'un escale au Guilvinec, l'autre à Lorient, pour acheter l'appât. Ils arrivent sans encombre dans le nord des Berlingues, aux îles Farilhoes. Retour au Conquet à la mi-juin avec chacun environ 800 kg de langoustes et homards.. Aussitôt la pêche livrée, ils repartent du Conquet accompagnés cette fois de la Germaine, patron Aristide Lucas* et du Saint-Michel, patron Théophile Bernugat.
*Aristide Lucas a pris la barre de la Germaine à la suite du décès de son père Yves Marie Lucas, surnommé "Pupil", tombé du quai le 6 décembre 1909 à 6 heures du matin, alors qu'il préparait l'armement du bateau.
Portugal - Autour des Farilhoes (Berlingues), la langouste abonde, mais il faut s'infiltrer dans les eaux territoriales portugaises. Henri Minguy me racontait: "... les eaux étaient peu profondes et claires, on mouillait les casiers sans bouées en surface puis on s'éloignait vers le large. On revenait un peu plus tard et on retrouvait facilement nos engins en laissant traîner un grappin sur le fond..."
L'aventure va tourner court pour deux raisons, d'abord excepté le Cosmopolite, les bateaux sont trop petits : la jauge nette de la Germaine n'est que de 9 tonneaux! Ensuite l'hostilité grandissante des pêcheurs et des autorités portugaises va générer des conflits. Les Français, en particulier les Camarétois et les Douarnenistes sont trop nombreux, des incidents éclatent pendant cet été 1910, le ministre français de la Marine doit intervenir.
En octobre, le Cosmopolite commence sa troisième marée dans la zone des Berlingues. Par défaut de pêche ou pour éviter le conflit avec les Portugais, Gendrot décide avec seulement 250 langoustes dans son vivier, de remonter vers le nord. Au large de La Corogne, il mouille ses casiers. L'opération est à peine terminée que Gendrot voit s'approcher la canonnière garde-côtes de la marine espagnole. Le Hernan-Cortès aborde le Cosmopolite et le déroute vers Le Ferrol. Les langoustes sont saisies, le patron est condamné pour pêche illégale à 120 pesetas d'amende, les 36 casiers mouillés au large sont perdus. Après 13 jours d'attente à quai, le Cosmopolite peut repartir. Au retour du bateau en France, l'affaire devient politique, Gendrot affirme que son navire a été saisi alors qu'il louvoyait et non en délit de pêche dans les eaux réservées. Le député du Finistère Le Bail et le ministre de la Marine Pichon amplifient l'affaire. Nous sommes fondés déclarent-ils, à réclamer du gouvernement espagnol, non seulement la remise de l'amende payée par monsieur Gendrot, mais aussi la réparation du préjudice qu'il a subi (5 300F). L'indemnisation interviendra bien le 11 août 1912, mais seulement pour 1 000F.
Lettre d’Emile Gendrot à sa mère, publiée par le journal « La Dépêche ».
Chère mère,
Tout d’abord je dois te dire que nous sommes en bonne santé, mais il faut ajouter que notre situation n’est pas des meilleures. Nous sommes en ce moment prisonniers des Espagnols et cela depuis la Toussaint.
Ce jour-là, après avoir mouillé nos casiers en dehors de la limite exigée pour les pêcheurs étrangers, nous dirigions fuyant le mauvais temps vers le port de Cedeira (baie profonde au nord-est du Ferrol).
Un torpilleur espagnol qui tirait des coups de canons avait bien fixé notre attention, mais croyant qu’il faisait des exercices, on ne s’en était pas autrement occupé. Cependant comme il venait sur nous à toute vitesse et qu’il cornait, il nous fallut bien comprendre que c’était notre bateau qu’il visait.
Quand il nous accosta, le commandant me fit signe de monter à son bord. Là il me demanda où j’allais. Je lui répondis que je me dirigeais vers Ceidera, mais il ne voulut pas me croire, disant que je pêchais dans des limites interdites. Un officier revint avec moi sur le sloup et fouilla le bateau sans rien découvrir.
Je suis retourné à bord du torpilleur pour expliquer au commandant que mes casiers étaient restés en dehors des six milles qui représentent la limite exigée. Cet officier ne voulut rien savoir. Il m’obligea à prendre la remorque de son navire.
Nous avons été conduits à El Ferrol, où on nous a pris nos papiers, sans même nous permettre d’aller faire notre rapport au consul. Depuis ce moment nous sommes prisonniers. Des marins espagnols restent jour et nuit dans notre bateau. Pour comble de malheur nous n’avons plus ni lard, ni graisse, ni pommes de terre. Nous faisons nos repas avec du biscuit et du café.
On nous dit que nous devrions payer 120 pesetas avant de partir et notre pêche serait confisquée, pourtant nous l’avons prise au Portugal. Chaque jour nous demandons à quitter El Ferrol, mais on nous retient en disant qu’il faut avant de nous laisser libres, avoir retrouvé nos casiers.
Pour cela j’ai proposé bien des fois de conduire les pêcheurs espagnols chargés de leur recherche, mais on a toujours refusé cette offre, qui est cependant logique car ils peuvent bien puisqu’il n’y a pas de témoins, prétendre avoir retrouvé nos engins dans un endroit défendu.
En tout cas, ce n’est pas une raison pour nous retenir indéfiniment. Si pourtant nos casiers étaient emportés par la tempête, je me demande si on nous retiendrait pendant longtemps.
Il est inadmissible que l’on garde prisonniers des hommes qui n’ont rien fait de mal. C’est une grosse perte pour nous. Dès que nous serons libres, je t’enverrai un télégramme pour t’annoncer notre retour.
Embrasse toute la famille. Emile.
LA GUERRE 1914-1918
La guerre 14-18 porte un coup d'arrêt à l'expansion de la flottille conquétoise. Les pêcheurs sont mobilisés sur les navires de l'Etat, les bateaux désarmés au fond de l'aber entre le Croaé et Poulconq, se dégradent vite...
Un texte de l'écrivain Georges Toudouze, publié dans la Dépêche du 2 octobre 1916, décrit la détresse de la flottille bretonne.
"... Un peu partout sur le littoral, et plus spécialement dans nos ports bretons, les barques de pêche dans la proportion de 3 sur 5, se trouvent abandonnées par la force des choses. Patrons et pêcheurs ont dû le 2 août 1914, pour répondre à l'appel aux armes, les laisser là sur place, telles qu'elles rentraient du large. Et depuis cette date, elles sont demeurées au corps-mort ou sur le galet, virant sur leurs chaînes au gré du vent ou au gré de la marée, flottant tant bien que mal et râpant de leur quille vase grasse et cailloux.
Voilà bien huit cents jours et huit cents nuits que toutes humides de leur dernière course au large, elles sont prisonnières et souvent abandonnées. L'eau de mer et l'eau de pluie, les herbes et les coquillages, les tarets, le vent, le soleil et la rosée sont autant de forces destructrices coalisées contre ces pauvres barques. Coques, ponts, ferrures, mâts, haubans.. sont attaqués ensemble, les membrures décalfatées s'entrouvrent peu à peu, les ferrures mangées tombent en poussière, les béquilles plient ou cassent.. ce seront demain des bateaux en décomposition... les laisser pourrir, c'est désarmer nos pêcheurs pour le jour du retour..."
Le "Saint Michel", désarmé et abandonné au Croaé pendant la guerre 14-18.
L'ENTRE DEUX GUERRES, DE 1918 A 1939.
PÊCHE AU LARGE
Elle se pratique dans les eaux britanniques des Scillies ou de la pointe de Cornouaille.
En 1921, ils sont cinq navires à participer à l'ensemble de la campagne. Les "croisières" se déroulent d'avril à octobre. Elles durent soit une morte-eau, environ 8 jours, soient deux mortes-eaux, environ trois semaines, pendant la semaine de vives-eaux, les navires restent au mouillage près des lieux de pêche ou dans un port anglais.
Les bateaux sont alors : le Gloire à Dieu, patron Jean Lucas, l’Intrépide, patron Joseph Le Boité, la Jeanne d’Arc, patron Théophile Menguy, le Talisman, patron Jean Marie Bernugat, le Notre Dame des Flots, patron François Abiven.
La première marée débute cette année 1921 vers le 8 avril, retour le 20 avril.
Deuxième marée, départ le 27 avril, retour le 9 mai
Troisième marée, départ les 10/11 mai, retour le 19 mai
Etc..
Quelques chiffres,
Deuxième marée :
Gloire à Dieu, langoustes 100 kilos, homards 200 kilos, congres 50 kilos
Talisman, langoustes 300 kilos, homards 150 kilos
Notre Dame des Flots, langoustes 150 kilos, homards 300 kilos, congres 50 kilos
La vente des crustacés se fait toujours en France, les cours sont assez élevés en début de campagne, ils baissent quand les apports augmentent l'été et remontent en fin de campagne. Les écarts de prix proposés par les mareyeurs sont souvent importants et les pêcheurs y sont attentifs.
En 1921, les langoustes sont à 12 francs le kilo en avril, pour 10 francs fin mai et 6 francs fin juillet. Pour les homards, 7 francs en avril, 4,50 francs en mai et 4 francs en juillet. Puis remontent début septembre, 8 francs le kilo pour les langoustes, 7 francs pour les homards.
Le 15 septembre 1921: le Gloire à Dieu, le Talisman et le Notre Dame des Flots rapportent chacun de 4 à 500 langoustes. De retour au Conquet, Jean Lucas, apprend qu'à Douarnenez les mareyeurs offrent 50 centimes de mieux du kilo: 8,50F au lieu de 8F, les matelots du Gloire à Dieu rétablissent les voiles et en route. En fait le déplacement s'avère bénéfique car une hausse inattendue survient et Lucas écoule sa pêche à 9,25F du kilo.
La presse considère cette année 1921 comme rémunératrice pour les bateaux pratiquant la pêche dans les eaux anglaises.
Un jour de fête de la mer à la pointe Sainte-Barbe. Au second plan à droite, le "Talisman", LC 3169 construit chez Belbéoc'h en 1912 pour Félix Laurent de Paris. Patron en 1919 Jean Marie Bernugat. Vendu à Sein en 1927
Une autre mention concernant le Gloire à Dieu, le 1er juillet 1921. Le patron Lucas, venant du large a vendu 400 langoustes, 200 homards, et une centaine de crabes et d’araignées. Ce qui est remarquable c’est que le voilier a fait son retour à une moyenne de 8 nœuds, ce qui selon la presse est un record.
L’hiver, les grands sloups restent à la côte faire la pêche à la palangre. Puis comme l’indique cet article de La Dépêche du 26 février 1922, le Talisman, le Notre Dame des Flots et l’Oiseau des Mers vont commencer leurs préparatifs pour la pêche au large des langoustes et des homards.
Au premier plan, LC 3296, "l'Oiseau des Mers", construit par Belbéoc'h au Croaé en 1913 ( 16 tx, longueur 10 mètres). Patron Jean François Minguy, puis son fils Louis Minguy. Vendu vivier pourri à Biel Jourden à Tal a Bail en 1928, qui n'en a rien fait. Le bateau est resté mourir au Croaé.
On lit sur le rôle de l’Eugène-Hélène, patron Jean Lucas, écrit de la main du syndic : « expédié aux Sorlingues le 27 juillet 1922, avec son lest et ses casiers, 4 hommes à bord, plus un passager français, Louis Armand, 25 ans, hypnotiseur, domicilié à Pleine-Fougère (Ille-et-Vilaine). Débarqué au Conquet le 8 août 1922.
Au premier plan, LC 4011, Eugène-Hélène. Construit à Camaret en 1903. Inscrit au Conquet le 7 juillet 1922, patron Jean Lucas.
Désarmé en juillet 1926, dépecé le 18 janvier 1927.
fréquence des marées :
En 1923, 3 langoustiers pontés font chacun 12 voyages au large
4 langoustiers non pontés font chacun 2 voyages au large
Cette année là entrent en flotte, soit par renouvellement, soit par augmentation, trois bateaux d'occasion :
Chevalier d'Assas construit en 1909, 19,50 tx, armateur Emile Lombart
Anna construit en 1901, 11,16 tx, armateurs Gouarzin et Vaillant
Bien-Hoa construit en 1906, 14,30 tx, armateurs Pierre et Yves Le Goaster
Et un bateau neuf :
Aline, bocq à vivier, 22,83 tx, construit à Paimpol pour Oulhen, mareyeur à Labervrac'h, et armé au Conquet par le patron Joseph Le Boité. (Première marée: février 1924).
Pour mention la flottille locale en 1923, tous navires confondus, se monte à 86 bateaux.
Le "Chevalier d'Assas" devant le Cosquiès, le bateau peint en blanc, sans numéro ni nom, a été vendu à Gonzague de Kergariou et est en cours d'armement à la plaisance.
La Jeanne d'Arc, LC 3307, sloup construit à Camaret pour Théophile Minguy en 1914. semble avoir appartenu un moment à Jacques Riou. Désarmé en 1924.
Le "Chevalier d'Assas" acquis par Gonzague de Kergariou, aménagé au chantier Belbéoc'h, passe à la plaisance.
Raz de marée de la nuit du 8 au 9 janvier 1924.
Cette nuit-là une mer furieuse dévaste Penmarc’h et cause de nombreux dégâts sur les côtes du Finistère. Au Conquet, les grands sloups à viviers désarmés ou en réparations dans le Toul ar Blantoc et au Croaé, subissent des avaries, en particulier les langoustiers Egalité et Chevalier d’Assas. L’Egalité qui vient d’être acheté par Minguy est rapidement réparé et arme le 24 janvier. L’Eugène-Hélène, monté sur la grève par le raz de marée, a pu être remis à flot et réparé. Le sloup est prêt à prendre la mer le 3 février.
DECLIN ET ABANDON DE LA PECHE AU LARGE
Le déclin s'amorce dès 1925, les causes sont multiples : les arraisonnements par les gardes-côtes anglais se multiplient, le Chevalier d'Assas, l'Aline, le Bien-Hoa et d'autres sont arrêtés pour pêches illégales et les patrons condamnés à des amendes. Il faut ajouter que la plupart des bateaux sont vieux et fatigués. Leur remplacement n'est pas à la portée des pêcheurs eux-mêmes, les armateurs étrangers à la profession, ne sont pas disposés à investir des capitaux dans ce type d'activité où les bénéfices ne sont jamais assurés et surtout, raison majeure les Conquétois ne veulent plus aller au large. Les jeunes ne sont plus attirés par la pêche au large. La marine marchande, mais plus encore la marine militaire ont leur préférence. En conséquence, faute d'équipages, les bateaux sont désarmés ou vendus...
Sur ce cliché sombre, un seul langoustier est identifiable par son numéro LC 4084, le "Bien-Hoa", construit à Camaret en 1906, inscrit au Conquet le 14 février 1923, à Pierre-Yves Le Goaster, vendu à Audierne le 24 août 1926.
Document : 5 mai 1925, procès pour pêche illégale contre les patrons du Bien-Hoa et de l’Aline.
Magistrats : major A.A Dorrien-Smith D.SO, F.R Ward, esquire, W.B Addison, esquire et J.H.P Sandrey esquire.
Pierre Goaster, patron du bateau de pêche français Bien-Hoa, LC 4084, du Conquet et Le Boette, patron du bateau de pêche français Aline, LC 4127, ont été ce jour cités et accusés suivant information de John Moat, officier de district des Gardes Maritimes de Sa Majesté et un officier des pêcheries maritimes, pour le fait qu’eux, le dit Pierre Goaster et le dit Boette, le troisième jour du mois de mai courant, étant à bord de leurs bateaux de pêche susnommés en qualité de patrons de ces bateaux, avec d’autres personnes à bord, ont pêché ou essayé de pêcher, alors que les dits bateaux restaient dans les limites exclusives de pêche des Iles Britanniques et en violation avec la section 7 de la loi de 1883 sur la pêche maritime.
L’accusation et les renseignements de l’officier des pêcheries maritimes furent traduits aux défendants qui ont déclaré qu’ils comprenaient ce qui leur avait été lu et traduit et tous les deux plaidèrent « non coupables ».
Ces renseignements qui montraient que les navires de pêche français ont été surpris pêchant des langoustes entre Seal Rock et Illiswilgig, à environ 1 mille de Bryher, dans l’après-midi du dimanche trois mai, ont été corroborés par les témoignages sous serment de William Mead et Frank E. Richards, gardes-maritimes en résidence à Bryher et par Norman J. Jenkins, un pêcheur habitant Bryher, et ces bateaux de pêche ont été surveillés jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le port de New Grimsby le même soir, où leurs numéros d’immatriculation et leurs noms ont été confirmés être ceux mentionnés ci-dessus.
On a déféré le serment aux deux défendeurs, et ils ont déposé qu’ils se rendaient en des lieux de pêche au N.O de Bishop, mais qu’ils ont été surpris par la brume, que le courant a entraîné leurs bateaux vers les rochers et qu’ils ont procédé à des sondages, mais n’ont pas pêché.
Il a été jugé que le dit Pierre Le Goaster et le dit Boetté étaient tous deux coupables d’une violation de la loi de 1883 sur la pêche en mer et ils ont reçu l’ordre de payer la somme de dix livres chacun, y compris les frais.
Et il fut de plus ordonné que le poisson et les engins de pêche maintenant à bord des deux bateaux ci-dessus, fussent confisqués et vendus, et qu’à défaut de paiement, les deux bateaux ou l’un d’entre eux, soient détenus dans le port de Scilly, pendant la durée de trois mois du calendrier.
En note : amendes payées le 6 mai 1925
Signé Arthur A. Dorrien-Smith.
Après ces déboires, l'Aline et le Bien-Hoa ne sont plus retournés dans les eaux anglaises.
Ci-dessous :
Le tri des langoustes s'effectue bateau à sec, sur béquilles, au Drellac'h. Les enfants des marins se font aussi photographier sur l'Aline.
A bord de l'Aline, le patron Le Boité et son équipage, accompagnés d'un enfant.
Une tentative non renouvelée : 1925, l'expédition de la Traviata en Tunisie :
Le 27 janvier 1925, un dundee blanc sort du port du Conquet et met cap au sud. Il s'agit de la Traviata, navire de 26 tonneaux, armé à Binic mais avec un équipage conquétois, commandé par Théophile Minguy, avec pour équipage: Michel Guillimin et François Le Meur matelots, Joseph Goarzin et Job Abily mousses. Le langoustier et le Mistinguett de Paimpol font route Port-Vendres pour ravitaillement, avant de rejoindre les lieux de pêche près de La Galite en face des côtes tunisiennes.
Le débarquement des langoustes s'effectuant sur slipway à Marseille, l'opération trop coûteuse n'a pas été renouvelée.
Cul à quai, le gros dundee blanc derrière le Chevalier d'Assas "LC 4066", est sans doute la Traviata, immatriculé à Paimpol.
Les derniers voyages vers les Iles Britanniques :
En 1930-1935, seuls trois équipages conquétois persistent à fréquenter les Scillies:
Le Clocher du Village, patron Henri Minguy, Théophile Bernugat avec la Rose du Carmel, et Jean Lucas avec le Lutin puis la Frégate, de l'armement Oulhen.
Les marées durent deux mortes-eaux, donc environ trois semaines. Pendant la grande marée, les bateaux restent en relâche dans l'archipel des Scillies, fréquentant différents mouillages suivant les vents et vont à Sainte-Agnes par beau temps. Là un paysan un peu charron, était sollicité pour les réparations les plus urgentes. Par vents de sud, mouillage sous Tresco (Cromwell castle) et par vents d'ouest, abri dans le sud-est de Saint-Martin's, derrière des roches surnommées "Serroux" par les Conquétois (Chimneys sur la carte). De ce dernier endroit, si le temps le permettait, les équipages partaient à la rame avec le canot du bord mouiller et relever les 40 casiers "juste à l'extérieur des trois milles réglementaires", dans le nord-est de Saint-Martin's. Henri Minguy qui m'a rapporté cet épisode, affirmait avoir en une seule levée sorti 110 langoustes de cette façon, et il riait en renchérissant « mais oui, à l’extérieur des trois milles » ! Henri Minguy ajoutait que parfois en relâche, « pour se faire un peu d’argent de poche, les marins conquétois s’embauchaient sur les chalutiers anglais à quai, pour coaltarer leurs chaluts. L’ennui, c’était que toutes les heures on voulait leur faire boire du thé au lait! »
Bateau blanc, le Lutin LC 3736, construit à Paimpol en 1903. Inscrit au Conquet en 1920, appartient à François Oulhen, mareyeur à Landéda patron Jean Lucas. Passe au quartier de Paimpol en 1927
Remplacé au Conquet par la Frégate.
Autre vue du "Lutin", béquillé, en second plan la "Sainte-Marie". La gabare avec une charrette le long du bord est probablement le "Pierre-Marie" ou le "Paul-Georges".
Aux Scillies, les bateaux conquétois travaillent ensemble, un avantage pour Henri Minguy. Le vivier du Clocher du Village ne peut contenir que 300 à 400 kg de langoustes. L'excédent trouve alors place dans celui beaucoup plus vaste de la Frégate. Pour s'y reconnaitre au débarquement, les "plumes" de la queue des langoustes du Clocher étaient savamment découpées.
Le "Clocher du Village", sloup langoustier construit à Carantec en 1929 pour Eugène Roignant, puis commandé par son beau-fils Louis-Henri Minguy. Le bateau a été vendu à Molène en 1935.
Désarmé et dépecé en 1959. Il avait alors un moteur de 10 cv.
Lors d'un voyage en 1933 avec la Frégate, Jean Lucas est arraisonné par un garde-côtes anglais. Ses casiers sont à l'intérieur des trois milles. Ordre lui est donné de ramasser son matériel, de faire passer un "otage" sur le patrouilleur, et de mettre le cap sur Newlyn. Lucas obtempère pour la première partie du programme, puis en cours de route vire de bord et s'enfuit vers Le Conquet. L'otage, Auguste Lucas ("Jean Luc"), fils du patron reste détenu sur le Dart pendant une quinzaine de jours, jusqu'au jugement. Ensuite il trouve passage sur un langoustier camarétois qui le ramène au Conquet. "Jean Luc" ajoutait qu'en entrant au Conquet, il avait croisé son père qui sortait du port pour une nouvelle marée.
Cette anecdote marque pratiquement la fin des voyages aux Scillies. En 1934, le mareyeur Oulhen propose à Jean Lucas un bateau neuf, mais par manque d'équipage le patron conquétois doit refuser. Une autre explication donnée par "Jean Luc": les tourteaux et les araignées en abondance, envahissaient les casiers à peine mis à l'eau, empêchant les langoustes et homards d'en approcher. Les crabes non commercialisés étaient considérés comme des nuisibles par les langoustiers car de peu de valeur marchande.
La Rose du Carmel était un sloup construit à Camaret en 1930, dont Théophile Bernugat était patron-armateur. On raconte qu'un jour revenant des Scillies par gros mauvais temps, la Rose du Carmel et la Couronne de Marie de Molène, ont manqué Ouessant et ont dû fuir cap au sud. Les patrons n'ont reconnu la terre qu'à l'île de Ré. Au retour par temps plus clément, l'un des deux bateaux pris dans la boucaille aurait failli se perdre sur Pen Bilioc au bout de Béniquet.
En 1935, Théophile Bernugat clôture cette époque avec la Rose du Carmel.
Théophile Bernugat, collection Pierre Daniel
L'équipage de la "Rose du Carmel", collection Pierre Daniel